Qu’en-dira-t-on.
Ou comment la mémoire familiale peut vaciller.
Nous sommes au début du XXème siècle à la Chaize le Vicomte en Vendée. Lui, s’appelle René HERBRETEAU et elle, Marie Marguerite ROY. Mariés le 17 octobre 1893, ils ont 3 filles, Marie née en 1894, Marguerite née en 1896 et Alice née en 1898. Mais la femme tombe malade et doit garder le lit. René doit donc tout assumer et le travail ne manque pas dans la modeste ferme. Cela ne peut durer et il doit faire appel à une aide. Une jeune fille, Fernande ALLAIN, va donc venir le seconder dans ces temps difficiles ; elle s’occupe de la malade et des enfants, vaque aux tâches ménagères. Mais la santé de la maîtresse de maison ne s’améliore pas, elle décède le 3 avril 1905 à 33 ans… En ce début du XXème siècle il est inconcevable que Fernande, jeune femme née en 1884, continue à travailler chez un homme veuf. La mort dans l’âme Fernande quitte son emploi. Mais chaque dimanche, à la sortie de la messe, elle aperçoit les trois fillettes, Marie, Marguerite et Alice. Leur père fait ce qu’il peut mais on voit bien que les robes du dimanche ne sont pas nettes et on devine quelles doivent être les difficultés quotidiennes rencontrées par leur père.
Après moult hésitations, contre l’avis de sa famille et faisant fi du qu’en-dira-t-on, Fernande décide de retourner dans la maison de René s’occuper des 3 petites…
Et ce qui devait arriver arriva. C’est ainsi que le 10 septembre 1907 à la Chaize le Vicomte, René et Fernande se marient. Cette union est mal accueillie dans la famille ALLAIN. Les mariés ont 16 ans de différence d’âge : il a 39 ans et elle seulement 23. L’unique sœur de Fernande, Marie, née en 1881 (plus connue sous le diminutif de Tantine Rabalette car mariée à un Rabaud), va refuser d’assister à la cérémonie. Finalement le couple sera présent le jour du mariage, mais habillé en costume de tous les jours pour marquer sa désapprobation.
Comme dans beaucoup d’histoires, René et Fernande vécurent, je crois, heureux. Ils eurent 3 enfants : René en 1908, Tata Denise en 1914 et Vovonne, ma mère, en 1922.
C’est en ces termes que j’ai raconté cette histoire, que je tenais de ma mère, à mes enfants et neveux par le biais de notre journal de famille il y a une dizaine d’années. Cependant, au fil des ans et des générations, la teneur des propos n’aurait-elle pas pu quelque peu varier ? Certaines parties de cette histoire auraient-elles pu être inconsciemment oubliées, modifiées, voire enjolivées ? Notre mémoire familiale ne nous joue-t-elle pas parfois des tours ?
Il y a quelques temps, profitant des dernières mises en ligne des archives de la Vendée, j’ai entrepris des recherches sur Tantine Rabalette… Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir qu’elle s’était mariée à Aimé Rabaud le 15 janvier 1920 à Sainte Cécile. Le couple ne pouvait donc pas avoir refusé d’assister au mariage de Fernande en 1907 ! Voilà une bonne raison pour essayer d’en savoir davantage et de démêler le vrai du faux.
Lors du recensement de 1896, 3 ans après leur mariage, René HERBRETEAU et Marguerite ROY habitent au village des Bouchais de la commune de la Chaize le Vicomte avec leur fille unique de 1 an, Marie. Le village des Bouchais compte alors 14 maisons et est situé au nord-est du bourg de la Chaize à mi-chemin vers le bourg de Saint Martin des Noyers. La famille loge avec la sœur de René, Victorine, son mari, Victor BOSSARD, et leurs 3 enfants de 6 à 2 ans.
En fait, le recensement de 1891 précise que René, sa sœur ainée Léonce et son jeune frère Aimé aidaient déjà Victor et Victorine dans la tenue de leur ferme mais à l’époque sur la commune de Bournezeau, au hameau de l’Etang. C’est après le mariage de René HERBRETEAU et Marguerite ROY que les deux couples quittent la ferme de l’Etang pour celle des Bouchais à la Chaize le Vicomte, entre le 8 février 1894 et le 11 mai 1895. Ils exploiteront cette ferme ensemble pendant plusieurs années, puis le couple BOSSARD, avant le 4 janvier 1899, prendra une ferme à la Citadelle de Saint Vincent Puymaufrais.
Pour le recensement de 1901, René HERBRETEAU et Marguerite ROY habitent donc toujours au village des Bouchais de la commune de la Chaize le Vicomte avec leurs trois filles. Ils se font alors aider par un domestique de 18 ans et une servante de 20 ans. Marguerite décède le 3 avril 1905 et Fernande ALLAIN, ma grand-mère alors âgée de 22 ans, apparait comme unique servante de René et de ses filles dans le recensement de 1906. Ils se marient le 10 septembre 1907 et resteront dans cette ferme des Bouchais jusqu’en 1921. Y naitront deux enfants, René en 1908 et Denise en 1914. Ils prendront ensuite une ferme, certainement moins importante, à la Godinière de Bournezeau. Ma mère, Yvonne, y naitra le 16 novembre 1922.
René, Fernande, René et Denise HERBRETEAU, en 1916 ou 1917 Denise, Fernande et Yvonne HERBRETEAU en 1923 ou 1924
Voilà, l’étude des listes nominatives de recensement de la population et des actes d’état civil m’a permis de corroborer l’histoire familiale transmise par voie orale mais surtout de l’affiner et de l’étoffer ; cependant certaines zones d’ombre persistent. René HERBRETEAU s’est-il séparé de son domestique et de sa servante avant que sa femme ne tombe gravement malade, et pourquoi ? Quand Fernande est-elle entrée à son service pour s’occuper de sa femme ? Combien de temps va-t-elle quitter ce travail après le décès de la malade avant de revenir ? Nous imaginons la désapprobation de la famille de Fernande à l’annonce du mariage. Sont-ce alors plutôt les parents de la future mariée, mes arrière-grands-parents, qui auraient menacé de ne pas assister au mariage mais qui finalement seraient venus, en habits de tous les jours ? L’acte de mariage atteste de leur présence. Dans une vidéo enregistrée par ma fille en 2008 ma mère apporte des précisions : « Quand ma mère a annoncé que son patron l’avait demandée en mariage, (ils avaient une grosse différence d’âge), son père lui a répondu : « Tu fais ce que tu veux mais je te déshérite ! » Ils n’avaient pas grand-chose mais quelques biens. Elle a dit : « Non, il n’y a rien à faire, je suis majeure, je le connais, je sais que je serai heureuse avec lui, je connais son caractère. » Maman précise également que sa mère Fernande a élevé les 3 filles de son époux comme ses propres enfants, étant toujours attentive à être équitable : Fernande cultivait du lin et en faisait faire des draps : bien des années plus tard, elle donnait rigoureusement le même métrage à ses enfants et aux filles de René.
Nous l’avons vu, cette histoire familiale est basée sur des faits authentiques mais garde encore ses petits mystères… et c’est aussi ce qui en fait le charme. Cet exemple illustre qu’avec le temps la mémoire peut modifier, voire effacer ; d’où l’importance de la maxime de notre site : « Ce qui n’aura pas été écrit tombera dans l’oubli, ce qui n’aura pas été écrit se confondra avec ce qui n’a pas existé. »
Pascal Pallardy août 2020